Le hasard était favorable à K. ; on ne pouvait lui offrir plus belle occasion de parler de la justice, car le portrait était celui d’un juge. Il ressemblait d’ailleurs étonnamment au tableau que K. avait vu dans le cabinet de maître Huld. Sans doute s’agissait-il ici d’un tout autre juge (c’était un gros homme avec une grande barbe noire qui lui mangeait les joues), sans doute aussi le tableau de l’avocat était-il une peinture à l’huile alors que celui-ci n’était que rehaussé de légères teintes de pastel. Mais tout le reste se ressemblait : ici aussi le juge paraissait sur le point de se lever d’un air menaçant du trône dont il avait déjà saisi le bras pour se redresser. K. faillit dire : « Mais c’est un juge ! » Mais il se retint encore un moment et s’approcha du tableau comme pour en étudier le détail. Le dossier du trône était surmonté en son milieu d’un grand personnage allégorique dont il ne put s’expliquer le sens ; il s’en enquit auprès du peintre. Titorelli lui répondit que ce détail n’était pas achevé, alla prendre un pastel sur une petite table et souligna légèrement la silhouette sans la rendre d’ailleurs plus claire aux yeux de K.
« C’est la Justice, dit-il enfin.
– Ah ! en effet, je commence déjà à la reconnaître, répondit K. Voici le bandeau autour des yeux, et voici la balance aussi. Mais on dirait qu’elle a des ailes aux talons ou qu’elle est en train de courir ?
– Oui, dit le peintre. C’est sur commande que j’ai dû la traiter ainsi ; elle doit représenter en effet à la fois la Justice et la Victoire.
– C’est un alliage difficile, déclara K. en souriant. La Justice ne doit pas bouger, autrement la balance vacille et ne peut plus peser juste.
– J’ai fait comme voulait mon client, dit le peintre.
– Évidemment ! dit K. qui n’avait cherché à blesser personne. Vous avez peint l’allégorie telle qu’elle est représentée sur le vrai trône.
– Non, dit le peintre, je n’ai jamais vu l’allégorie ni le trône, je fais ça de chic, mais comme on me l’a prescrit.
– Comment ! demanda K., feignant à dessein l’incompréhension. C’est pourtant bien un juge qui est assis sur ce fauteuil ?
– Oui, dit le peintre, mais pas un grand ; il ne s’est jamais assis sur un pareil trône.
– Et il s’est fait peindre quand même dans une attitude si solennelle ? Il se tient là comme un président de cour !
– Oui, ces messieurs sont assez vaniteux, répondit le peintre. Mais l’autorité supérieure les autorise à se faire représenter ainsi. On leur prescrit exactement à tous comment ils ont le droit de se faire peindre. Malheureusement, ce tableau ne permet pas de juger des détails du costume ni des fioritures du trône, le pastel ne va pas très bien pour ce genre-là.
– En effet, dit K., je trouve étrange que vous ayez employé le pastel.
– C’est le juge qui l’a voulu ainsi, dit le peintre. Il le destine à une dame. »
L’aspect du tableau semblait lui avoir donné de l’ardeur au travail : il retroussa ses manches de chemise, prit quelques crayons dans sa main, et K. vit se former autour de la tête du juge, sous la pointe frémissante des pastels, une ombre rougeâtre dont l’auréole alla s’éteindre au bord du tableau. Petit à petit, ce jeu d’ombres finit par entourer la tête d’une sorte de couronne ou de noble parure. En revanche, à une faible nuance près, tout restait clair autour de l’image allégorique ; elle en prenait un relief saisissant, mais ne ressemblait plus beaucoup à la déesse de la Justice non plus qu’à celle de la Victoire ; elle avait parfaitement l’air d’être la déesse de la Chasse. Le travail du peintre intéressait K. plus qu’il n’eût voulu ; il finit pourtant par se reprocher d’être resté si longtemps là et de n’avoir rien entrepris pour son affaire.
« Comment ce juge s’appelle-t-il donc ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
– Je n’ai pas le droit de le dire », répondit le peintre.
Profondément penché sur son tableau, il négligeait nettement le visiteur qu’il avait pourtant reçu d’abord avec tant d’égards. K. prit cela pour un caprice et s’en irrita à cause du temps qu’il perdait.
« Vous êtes sans doute, demanda-t-il, un homme de confiance de la justice ? »
Titorelli mit aussitôt ses crayons de côté, se leva, se frotta les mains et regarda K. en souriant.
« Il faut toujours, déclara-t-il, commencer par la vérité. Vous êtes venu pour que je vous parle de la justice, comme on me le dit dans votre mot, et vous commencez, pour m’amadouer, par me parler de mes tableaux. Je ne vous en veux pas, vous ne pouviez pas savoir que ce n’est pas de mise chez moi.
– Non, je vous en prie ! » ajouta-t-il en voyant K. se préparer à une objection, pour éluder catégoriquement.
Il poursuivit :
« D’ailleurs, votre réflexion est parfaitement exacte, je suis un homme de confiance de la justice. »
Il fit une pause comme pour laisser à son interlocuteur le temps de s’accommoder de ce fait. Les gamines derrière la porte se faisaient entendre de nouveau. Elles devaient se bousculer pour regarder par le trou de la serrure ; peut-être pouvait-on aussi voir dans la pièce par les fissures de la porte.
Franz KAFKA. Le Procès. Chapitre 7 : L'avocat, l'industriel et le peintre.